© Kate Royan - S.I.G.
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CHAMPIONNATS DU MONDE 2022

Montpellier - 24 mars

Programme court Messieurs


Le Japon comme à la maison

 

Les trois Japonais engagés dans cette compétition mettent les pendules à l'heure d'entrée. Shoma Uno (109.63), Yuma Kagiyama (105.69) et Kazuki Tomono (101.12) trustent les trois premières places sans contestation possible. 

 

Shoma Uno est l'auteur d'un programme époustouflant de maîtrise. Pas toujours très régulier par le passé, il nous offre une prestation totalement limpide avec une majorité de 4 en GOEs et de 9.50 en composantes. La musique de Jozsef Kiss, Concerto pour Hautbois et Adagio sert à merveille son talent d'interprétation et son tempérament d'artiste. Quadruple flip, quadruple boucle piqué/triple boucle piqué, triple Axel, tout passe comme dans un rêve. Ses éléments sont tous de niveau 4. Reste le libre, dans lequel il a parfois tendance à craquer. Quand ce n'est pas déjà fait dans le court. Mais aujourd'hui était vraiment son jour. Dans la glace, inspiré, très rapide, il nous a offert une véritable leçon de haut niveau.

 

© Alice Alvarez - S.I.G.
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Yuma Kagiyama est à un peu moins de quatre points, facilement rattrapables en cas de défaillance de son aîné. Peu fan de crooners américains, j'apprécie moyennement sa musique cette année, "When you're Smiling" de Michael Bubblé, mais je lui reconnais un vrai talent d'interprète. Une erreur sur le triple Axel l'empêche de doubler son coéquipier. Mais tout le reste est impeccable : quadruple Salchow, quadruple boucle piqué/triple boucle piqué et des éléments tous de niveau 4. La bataille du libre s'annonce fratricide. 

 

© Alice Alvarez - S.I.G.
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Sur "Cinema Paradisio" d'Ennio Morricone, Kazuki Tomono est à peine moins à l'aise que ses coéquipiers. Combinaison quadruple/triple boucle piqué, triple Axel, éléments de niveau 3 à l'exception de sa séquence de pas, tout va bien jusqu'à la pirouette finale dans laquelle il commet une erreur minime mais sanctionnée par la juge N° 8. La différence se fait logiquement sur les composantes qui sont plus basses que celles de ses compatriotes.  

 

Le petit prodige américain Ilia Malinin est 4ème avec 100.16, ce qui, avec un bon libre, peut lui permettre d'accéder au podium mondial. Vainqueur de deux Grand Prix Juniors cette saison et second des championnats nationaux en catégorie senior pour la première fois, à dix-sept ans, il incarne clairement la relève du patinage masculin américain. Il a choisi pour thème une très jolie version du "Billy Jean" de Michael Jackson interprétée par David Cook, chanteur révélé par American Idol. Son patinage est encore junior, mais son aisance technique est impressionnante. Capable d'enchaîner des combinaisons de quadruples à l'entraînement, et très soutenu par le public, il se "contente" ici si j'ose dire de quadruple Lutz, combinaison quadruple/triple boucle piqué (Rippon, i.e. les deux bras en l'air ce qui augmente considérablement la difficulté du saut, les bras n'étant plus pliés, avec "appui dans l'air" sur les coudes pour l'équilibre) et triple Axel, tous parfaitement réalisés. 

 

Daniel Grassl, élève de Lorenzo Magri à Egna, s'intercale entre Malinin et Vincent Zhou, sur la musique de "Noureev, the White Crow". Je rêve de voir Daniel patiner sur des thèmes plus modernes et légers qui serviraient peut-être mieux son aspect juvénile et sembleraient moins l'écraser. Mais c'est lui-même qui affectionne les thèmes classiques.  Quad Lutz, triple Lutz/triple boucle piqué, triple Axel, on est clairement dans l'ambition technique plutôt que dans la sensibilité d'artiste. N'oublions pas qu'il n'a que 19 ans. Et surtout qu'il a énormément progressé niveau présentation. Il bat Vincent Zhou de près de deux points, ce qui n'est pas anecdotique, Zhou étant lui aussi un grand espoir d'Outre-Atlantique. L'Américain rate sa combinaison d'entrée avec un quad Lutz incomplet (quarter) suivi d'un triple boucle piqué, et poursuit avec un quadruple Salchow en sous-rotation. Mais le programme est sauvé par un très beau triple Axel et des éléments de niveau 4. La chanson "Starry Night" de Don Mc Lean et Josh Groban en hommage à Vincent Van Gogh, déjà utilisée avec bonheur par les danseurs canadiens Gilles/Poirier, lui convient assez moyennement, trop lisse et romantique pour son patinage dynamique. Il est mieux noté en composantes que Daniel Grassl et a beaucoup progressé cette saison. 

 

Le Géorgien Morisi Kvetalishvili, qui s'entraîne à Moscou mais qui a récemment rejoint son pays natal à toute vitesse, est privé de son entraîneur Eteri Tutberidze, russe et donc persona non grata comme tous les sportifs et coaches de leur pays. Il est accompagné de deux personnes de la fédération géorgienne. Moi qui ne regarde jamais l'Eurovision, j'ai eu un coup de coeur pour sa musique en début de saison - "Tout l'Univers", en français, par Gjon's Tears, chanteur suisse d'origine albanaise. Grand et tout en membres, Morisi sur la glace semble toujours un peu encombré de lui-même, et manque cruellement de caractère. La chanson n'est qu'un support musical sans effort d'interprétation. Techniquement, il nous a habitués à des hauts et des bas. Il a tout de même remporté une médaille de bronze aux Championnats d'Europe de Graz à la surprise générale et même à la sienne. Il est moins en verve aujourd'hui et retourne son quadruple Salchow d'entrée de programme. Programme qui sera sauvé par une combinaison quadruple/triple boucle piqué. Il est 7ème avec 92.61, suivi de Matteo Rizzo (91.67) et Keegan Messing (91.18), dont j'aime le programme court sur "Never Tear Us Apart" d'INXS interprété par Joe Cocker (mais pas du tout le programme libre...) est un patineur puissant mais pas particulièrement élégant. Il passe un quadruple boucle piqué seulement suivi d'un double, puis rattrape un tripe Axel engagé avec une dangereuse inclinaison à la force des muscles. Le triple Lutz est, lui, un modèle du genre. 

 

Adam Siao Him Fa, auteur d'un programme très clean à l'exception d'une erreur sur la combinaison triple Lutz/triple boucle piqué, a préféré faire l'impasse, par sécurité, sur le quad Salchow qu'il passe à l'entraînement. La stratégie est payante, il patine avec une grande aisance et beaucoup de conviction. Très détendu en Mixed Zone, il répond à toutes les questions en souriant, heureux de sa prestation. 

 

Gratifié d'un "quarter" sur son triple Axel et sans quadruple, Deniss Vasiljevs réussit néanmoins une prestation spectaculaire d'élégance et de sensibilité. Deniss et son coach Stéphane Lambiel ont en commun avec Karine Arribert, une culture musicale gigantesque et la capacité à dénicher des morceaux inédits, même si ce n'est pas dans le même genre de registre, pour en faire des programmes pleins de sensibilité et d'originalité. La première partie de la prestation sur Saraki II, Romanza, qui n'est pas le morceau le plus connu de Karl Jenkins, est empreint de douceur et d'émotion, servant parfaitement l'élégance naturelle du patineur. La seconde, très difficile à interpréter sue "Battle Drums" de Joe Hisaishi, très syncopée, rappelle le "waacking" de Papadakis/Cizeron cette année. Deniss a la gestuelle et la musicalité parfaites pour ce genre d'exercice. Chaque note est vécue, soulignée. Un régal pour les yeux et les oreilles. L'absence de quad est un handicap au niveau des notes techniques et je trouve les composantes trop basses pour une prestation d'une telle qualité. Il est 11ème avec 90.95.

 

Après une combinaison quadruple/triple boucle piquée d'anthologie en guise d'entrée en matière, à la surprise générale et surtout à la sienne, Kevin Aymoz éclate son triple Axel en simple, ce qui invalide automatiquement le saut. C'est pourtant celui qu'il réussit le mieux, le meilleur 3A du circuit international, qu'il pourrait passer dans son sommeil. Un triple Lutz et des éléments de niveau 4 sur son désormais célèbre "The Question of You" de Prince, un programme qu'il connaît sur le fil de ses lames, le sauvent de la catastrophe. En Mixed Zone, furieux contre lui-même, il répète simplement qu'il est en colère et répond aux questions par bribes, le visage hermétique. J'ai beau lui dire qu'il n'est jamais aussi bon que mis au pied du mur,  et qu'il aura sa revanche dans le libre, il ne veut rien entendre ni rien dire. Je finis par abandonner en offrant, au nom de mes collègues journalistes et au mien, de le laisser tranquille. Il tourne les talons et s'esquive au plus vite. Le Kevin des mauvais jours. Mais c'est aussi celui capable de faire des miracles pour se rattraper après-demain. Ecorché vif, difficile, agité de sentiments bouillonnants et contraires, mais fier, revanchard et combatif. Et beaucoup trop attachant pour qu'on lui en veuille. Il faudrait quand même qu'il parvienne à trouver un équilibre au milieu de ces montagnes russes émotionnelles qui lui sont être ultra-énergivores. Il dit lui-même que sa sensibilité est son plus gros avantage sur la glace, mais aussi son plus gros défaut. A lui d'en tirer uniquement partie positive et de ne plus se laisser dévorer par ce trop plein d'émotions. La maturité aidant, et Kevin étant un garçon redoutablement intelligent, il devrait finir par y parvenir 

 

Mention plus que spéciale à Ivan Shmuratko, 20 ans, Ukrainien, qui a réussi à quitter Kiev il y a moins d'une semaine et à qui le public a offert une standing ovation et cinq longues minutes d'applaudissements. Accompagné en bord de piste et dans le Kiss and Cry par ses compatriotes danseurs Nazarova/Nikitin, aux visages défaits et aux regards aussi perdus que poignants, il aura tout donné sur la glace de Montpellier. Une 22ème place et 73.99 points lui permettent de participer au programme libre de samedi. Difficile de retenir des larmes devant le courage, la détermination mais aussi la tristesse de ce jeune homme. Mention spéciale aussi, mais pas dans le même sens, au membre du jury qui a souhaité le pénaliser pour "costume violation". Ivan portait aujourd'hui un simple tee-shirt aux couleurs de son pays, qui découvrait une partie de son torse dans les pirouettes, ce qui est mal vu par les puristes du règlement. Parti en catastrophe de la capitale ukrainienne assiégée par l'armée russe, avec ses patins sous le bras, Ivan a certainement eu mieux à faire que l'inventaire de sa garde-robe. Mes compliments à celui ou celle qui n'a pas été capable de prendre ces circonstances exceptionnelles en compte. Un vrai modèle de compassion et d'empathie... Heureusement, la sanction n'a pas été retenue par le reste du panel. Mais la simple idée de pénaliser le patineur pour un tel motif, même s'il ne s'agit que de la gaffe de quelqu'un qui n'a pas réfléchi, est suffisamment scandaleuse pour être signalée. Un peu de dignité ! Alors même que les drapeaux ukrainiens fleurissent dans la patinoire, que Maurizio Zandron a patiné avec un tatouage symbolisant l'Ukraine dans la main, et qu'une grande partie des patineurs, à l'initiative de l'équipe autrichienne et du couple Jones/Boyadji, arborent des coeurs jaune et bleu agrafés au revers de leurs tenues officielles, et sur leurs masques FFP2, il est plus que jamais temps que tout le monde, officiels compris, fasse preuve de solidarité. 

 

Sur place : Kate Royan - © S.I.G.