© Myriam Cawston
© Myriam Cawston

Hanyu magistral !

 

Dernier groupe : dès le warm-up, c'est un festival. Une armée de pois sauteurs est lâchée dans l'arène. L'intimidation fait partie du jeu,  au même titre que l'échauffement et la détente musculaire. Thème de la démonstration : "regarde ce que je sais faire". Les choses se passent plus ou moins bien selon les individus, mais la tension est énorme et l'énergie qui monte de la glace galvanise toute la salle. "Ils vont envoyer du lourd", dit prosaïquement quelqu'un derrière moi. Du très lourd même, ça va de soi. Le programme court a été épique, le long sera homérique, le genre de compétition qu'on n'oubliera pas, et dont on pourra dire, avec nostalgie et fierté : j'y étais !!

 

La patinoire est à 99.9% pleine, ce qu'on ne voit jamais dans le sud de l'Europe. Merci les Finlandais, mais aussi les Russes, les Japonais, les Américains, les Canadiens... Clameur quand Yuzuru Hanyu prend la glace, ultra-concentré, le visage fermé. Le début de son programme est tout en légèreté, les difficultés sont amenées avec subtilité, sans l'ombre d'un effort apparent. La musique "Hope and Legacy" (Espoir et Héritage) de son compatriote Jo Hisaishi, spécialisé dans les bandes originales de films, dessins animés, séries TV, semble avoir été composée pour lui. Ses coaches, Brian Orser et Tracy Wilson, lui on construit un programme libre millimétré, destiné à scorer, en  exploitant habilement tous les rythmes et volutes de la mélodie. La musique s'intensifie, les difficultés aussi. Hanyu passe un quad boucle piqué superbe puis un quad Salchow magnifique et je me dis que je vais manquer de mots pour qualifier la suite... Second quad Salchow, combiné à un triple boucle piqué : parfait. Quadruple boucle piqué : phénoménal. Triple Axel/double boucle piqué-Rippon. Triple Axel/boucle/triple Salchow... La foule, qui hurle à chaque saut, trouve encore souffle et décibels pour monter le volume d'un cran. Triple Lutz, dernière pirouette. C'est l'explosion ! Les murs tremblent littéralement. Nous sommes tous K.O., mais debout, trépignant et sautant, même les plus sages et les plus timorés d'entre nous, à nous faire mal aux mains pour applaudir le plus fort et le plus longtemps possible. La glace disparaît sous un raz de marée de fleurs et des désormais traditionnels Winnie l'ourson. Arrêté au milieu de la piste, encore dans sa bulle, Yuzuru fixe un point que lui seul peut voir, les mâchoires serrées, le regard à le fois vengeur et triomphant. Le programme est d'une telle qualité, d'une telle intensité, d'un tel niveau technique et artistique... Je n'ai pas été ainsi emportée depuis Alexeï Yagudin, "l'Homme au Masque de Fer" et les Jeux Olympiques de Salt Lake City. L'instant est historique. Pas seulement parce que Yuzuru Hanyu bat le record du monde de points (223.20), mais parce qu'il s'agit sans doute, à ce jour, du meilleur programme long jamais réalisé. A couper le souffle. Remonté de quatre places en quelques minutes, Yuzuru Hanuy conserve son titre mondial avec un total de 321.59 pts. Une manière de signaler qu'il n'a aucune intention de laisser filer un second titre Olympique l'an prochain.

 

Deuxième effet instantané du libre extraordinaire d'Hanyu : il met une pression maximum sur les épaules de ses concurrents. Qui va tenir le coup ? Comment fait Nathan Chen, qui décrit des cercles sur la glace pendant qu'on continue d'évacuer des pelletés de fleurs et de peluches, pour rester concentré dans cette clameur et cette liesse ? Il entame son programme avec un quadruple Lutz et une chute immédiate, annihilant la combinaison prévue avec un triple bouclé piqué. Mais le jeune homme est un fin mathématicien. Au fur et à mesure qu'il avance dans son libre (et qu'il commet d'autres erreurs), il modifie habilement la place des difficultés et éléments. Sacré sang froid, sacrés réflexes ! Il abandonne quad flip seul au profit d'une combinaison quad flip/double boucle piqué. Il replace son quad flip. Puis passe un quadruple boucle piqué à la réception hasardeuse, et, à la fin de la séquence chorégraphique, se contente d'un triple Axel sans combinaison (étaient prévus : TA/L/TF) avant d'effectuer un joli quadruple Salchow. Le voici donc avec ses cinq quadruples prévus au compteur. Mais le premier a été loupé. Nathan, roi du calcul mental, remplace son triple Lutz par une combinaison quadruple boucle piqué/triple boucle piqué, puis son triple Axel par triple Lutz/double boucle piqué/double boucle. Vous avez suivi ? Entre ma feuille de "Planned Program Content" et la glace où tout ce qui se passe est différent, je suis au ras du strabisme divergent. Ai-je rêvé ? Un coup d'oeil à l'ordinateur ISU me confirme que non : Nathan Chen a tenté six quadruples !! Il y a une semaine, j'écrivais un article m'inquiétant qu'il en ait passé  cinq... Tout n'a pas été couronné de succès - deux déductions et des GOEs négatifs sur la moitié des quads - mais le jeune homme qui n'a que dix-huit ans (19 dans un mois) possède une extraordinaire capacité d'adaptation. 4ème du libre, il termine  6ème du classement général avec un total de 290.72 points.

 

Au tour de Boyang  Jin. Le Chinois a finit 4ème du court et n'a pas l'intention d'en rester là. S'il a objectivement progressé sur l'aspect artistique depuis l'an dernier, ses programmes restent encore trop gymniques à mon goût. La musique de Nino Rota "La Strada" adoucit un peu ce côté acrobatique, mais il lui manque un vrai sens de l'interprétation. En témoignent ses composantes, assez éloignées de celles des deux Japonais. Avec lui, les records vont néanmoins continuer de tomber : 22 points de mieux que son Season Best. A l'exception d'un minuscule - 1 en GOEs sur sa combinaison triple Lutz/triple boucle piqué, Boyang ne reçoit aucune note négative. Il réussit allègrement ses quatre quadruples : Lutz (combiné avec triple boucle piqué), Salchow, et deux fois boucle piqué dont un combiné avec un double. Deux triple Axels, le premier en combinaison avec boucle et triple Salchow, un triple Lutz/triple boucle piqué et un trip flip viennent compléter le tableau. 303.58 points lui permettent d'accéder à une jolie médaille de bronze

 

Patrick Chan n'a pas dit son dernier mot non plus. 3ème du programme court, c'est le titre qu'il souhaite empocher. Il sait pertinemment que ce sera très difficile compte tenu du niveau et des prestations de ses concurrents, deux d'entre eux viennent de le lui montrer. Sur une jolie musique un peu linéaire, que lui a composé son coéquipier Eric Radford, il réalise, de lame de maître, quad boucle piqué/triple boucle piqué, puis quad Salchow. Les choses se gâtent avec ce qui aurait dû être triple Axel/boucle/triple Salchow, devenu 3A/séquence/2S, combinaison invalidée. Une erreur à la réception du quadruple boucle piqué diminue encore sa première note. Le moment fort de son programme est, pour moi, sa séquence de pas, durant laquelle il semble à peine toucher la glace. 5ème avec 295.16 pts au classement général, le Canadien repart sans médaille. 

 

Il reste deux concurrents à passer dans ce dernier groupe, et pas des moindres. Shoma Uno et Javier Fernandez. L'ambiance de la patinoire, déjà survoltée, monte encore dans les tours. Le programme libre du Japonais est un bijou, parfait pour souligner ses talents d'artiste et l'explosivité de ses sauts. La musique monte en puissance pour se calmer et remonter de nouveau. La voix chaude et grave de Milva ajoute encore au côté envoûtant de la mélodie. "Loco loco loco", oui c'est un libre de fou que nous exécute Shoma Uno. Mais pas exempt d'erreurs : carre douteuse sur un triple Lutz, des points de perdus sur le quad boucle piqué. Avec 6.47 points d'avance sur son compatriote Hanyu seulement 5ème du programme court, et à un peu plus de 5 points de Fernandez, il pouvait encore viser l'or. Mais Hanyu a patiné le programme de sa vie et rattrapé toute avance prise par ses concurrents. Shoma monte pour la première fois sur un podium mondial avec la médaille d'argent et 319.31 points

 

Le dernier à se présenter ce soir sur la glace de l'Arena Hartwall est Javier Fernandez. L'ordre de passage est inconfortable car il lui ôte toute marge d'erreur. Il est actuellement en tête, et le tenant des deux précédents titres Mondiaux. A Ostrava il y a quelques semaines, il a empoché son 3ème titre européen d'affilée. Il est ici pour réitérer l'exploit. Son premier quadruple boucle piqué est exceptionnel. Les neuf juges lui accordent unanimement + 3 ! Sa combinaison quad Salchow/triple boucle piquée n'est pas aussi réussie et les GOEs virent au nul et au négatif. A  ce stade, il pourrait encore être sur le podium. Mais il chute sur le quad Salchow. Il manque un tour au triple flip de sa combinaison 3F/L/3S. Son triple boucle est sanctionné. Javier est un acteur parfait, qui n'aura cessé de jouer et d'échanger avec le public, même les officiels I.S.U. en tribune et en bord de piste scandent la musique en tapant des mains. Quel final à cette compétition incroyable !! Mais les jeux sont faits, les paris terminés. 6ème du libre, Fernandez ne sera que 4ème du classement final avec un score total de 194.12 pts.

 

Comme Laurine Lecavelier chez les dames, Chafik Besseghier qualifie la France pour les Jeux Olympiques. Un tout petit peu lent dans un programme extrêmement bien conçu (j'aime quand on s'attache à exploiter une musique pour qu'elle serve le talent d'un patineur), Chafik réussit deux quadruples (boucle piqué et Salchow).  Le garçon a la tête sur les épaules (même si son président se proposait récemment de la lui arracher - lire...) et, après avoir perdu des grades d'exécution sur la combinaison triple boucle piqué/triple boucle piqué et  n'avoir passé qu'un double Axel en milieu de programme, il modifie intelligemment le placement de ses difficultés pour réaliser : triple Axel/double boucle piqué, triple Lutz, triple Axel et enfin triple Salchow (était prévu double Axel) /double boucle piqué/double boucle. Lui aussi sait compter !  Avec cinq sauts bonifiés, Chafik est 16ème du libre et 17ème au classement général avec 151.31 points.

 

Sur place : Kate Royan