© S.I.G. - Kate Royan
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Interview en deux  temps...

Le Diable s'habille en Aymoz !

 

 

Décembre 2018 - Nous sommes à Vaujany pour les championnats de France Elite. Il fait un froid de gueux et il neige, mais Kevin Aymoz est un vrai rayon d'un soleil dans la salle de presse déserte. Il rit, fait des gestes avec les mains, des grimaces pour mieux expliquer ce qu'il ressent. Il rayonne, vraiment... Sur la glace comme en dehors, Kevin est un diamant brut qui se façonne et se polit au fil du temps. Mais pas trop, juste ce qu'il faut pour rester authentique.  Son patinage est à la même image : brillant, sensible, émouvant. L'interviewer est un pur bonheur ! Il répond à tout, vif, plein d'humour, parfois un brin mélancolique, toujours direct et sincère. 

 

  

 

"Frequent Flyer"...

 

Skate Info Glace : Explique-nous comment tu es passé de Grenoble à Annecy, puis à La Floride ?

 

 

Kevin Aymoz : C’est une très longue histoire qui s’est étalée sur deux ans.  Quand j’étais à Grenoble, je travaillais avec Véronique Cartau, ma coach depuis toujours. Elle s’est cassé le bras et a été arrêtée six mois. On m’a offert de travailler avec Yoann Deslot. On s'entend bien, mais comme coach, ça ne fonctionnait pas. Le club a essayé de m’imposer des heures avec lui et je ne voulais pas… C’était une mauvaise période pour le club. Véronique a demandé à Annecy s’ils pouvaient me prendre. Approchant de l’âge de la retraite, son idée était de finir sa carrière avec moi à son retour. Mais l’ambiance du club se gâtait et je suis finalement resté à Annecy. Niveau travail, je me sentais bien là-bas. Didier [Lucine], Claudie [Lucine] et Sophie [Golaz] ont fait un boulot extraordinaire. Ils m’ont aidé quand je n’allais pas fort, ils m’ont accompagné en compétitions, c’est grâce à eux que j’ai remporté mon premier titre de champion de France. Mais je ne me sentais pas chez moi. Je tenais à retourner à Grenoble. Katia Krier [Directrice des Equipes de France Elite] trouvait que le pari était risqué en l’absence de Françoise [Bonnard] et Véro [Cartau]. Elle m’a conseillé de venir à Paris. J’ai donc effectué des allers-retours pendant un moment.  Ou c’est elle qui faisait le déplacement en Isère. J’ai travaillé avec elle pendant six mois, de janvier à juin. Après le World Team Trophy 2018, j’ai rencontré John Zimmerman et sa femme, Silvia Fontana. Katia a pensé qu’il pouvait être intéressant que je fasse un stage chez eux, pour voir quelque chose de nouveau et monter mon prochain programme court. La Floride, le soleil, que du positif, je n’allais pas dire non ! En fait, au début, je ne savais pas du tout qui était John [rires]. Je plane, je suis un OVNI dans le monde du patinage, je ne retiens pas les noms, seulement les visages. Je l’avais déjà vu, mais c’est tout ce que je pouvais dire ! J’ai donc passé deux semaines chez eux pour commencer. C’était génial. Tellement génial que deux jours avant de reprendre l’avion, j’ai appelé Katia pour lui dire que je voulais rester une semaine de plus ! "On travaille super bien, je me sens super bien, je passe le quad Salchow..." Elle a dit O.K. J’avais un stage de prévu en Russie, mais j’y suis resté… une journée, avant de plier bagages ! A l’issue des trois semaines aux US, il fallait que je rentre en France mais j’ai tout de suite demandé à Katia s'il était possible que je retourne chez Silvia et John effectuer un autre stage. En résumé :  j'ai pris du repos en août, en septembre j'ai patiné un peu à Paris avec elle, mais pas beaucoup car je me suis blessé. Et je n’arrêtais pas de la tanner… "Quand est-ce que je peux retourner en Floride ?" Il restait deux mois avant mon premier Grand Prix et Katia a de nouveau donné son feu vert. Hop, retour aux U.S. et là c’était encore mieux que la première fois !

 

S.I.G. : On l'a ressenti dans ton patinage.

 

K.A. : Je ne m’étais jamais senti aussi bien… J’ai demandé à John et Silvia s’ils acceptaient de m’entraîner à plein temps. Le problème à Paris, c’est que nous n’avions pas de glace "fixe". On naviguait entre Boulogne, Bercy, Vitry, on faisait parfois trois patinoires différentes dans la même journée. A Grenoble ce n’étais pas évident d’avoir des heures de glace non plus, je patinais en même temps que de très jeunes enfants, c’était ingérable. Je n’avais plus d’attache sur place de toute façon, et la fédération a accepté que je reparte en Floride jusqu’au Grand Prix de France. Ce Grand Prix s’est bien passé pour moi. Nouveau départ pour la Floride, cette fois pour un essai de trois mois.

 

S.I.G. : Et l’essai a été transformé, comme au rugby !

 

K.A. : Absolument ! Cette fois j’y suis et j’y reste !

 

S.I.G. : Je me souviens de toi à une époque, en junior, où ça n’allait pas très bien, psychologiquement tu ne semblais pas très à l’aise. Le changement semble avoir été aussi bénéfique que spectaculaire.

 

K.A. : Je suis passé par plusieurs micro-dépressions, la bonne vraie crise d’ado, après la perte d’une coach qui était ma seconde maman puisque c’est elle qui m’avait formé. Qu’elle disparaisse brusquement de mon champ de vision a été très dur. Tout est arrivé en même temps et c’était très difficile à vivre.

 

S.I.G. : Changer de ville, ce n’est déjà pas facile parfois. Et changer de pays ?

 

K.A. : Au début, bien que je sois content de retourner aux US, je versais ma petite larme dans l’avion, les gens devaient me prendre pour un fou…

 

S.I.G. : Des tas de gens pleurent dans les avions, ce n’est pas un problème ! 

 

 

K.A. : Je me suis rendu compte qu’en partant de Floride et bien… je pleurais aussi !! Style, je chiale tout le temps, je ne sais pas ce que je veux ! [Rires]

 

 

© S.I.G. - Alice Alvarez
© S.I.G. - Alice Alvarez

"Le bon petit diable"

S.I.G. : Je tombe tous les ans amoureuse de tes musiques et je me rue sur iTunes pour les télécharger. Comment as-tu choisi celles de l'an dernier ? Elles ne sont pas exactement "mainstream", même si grâce à toi elles le sont devenues !

 

K.A. : En fait, avec mes allées et venues, on était très en retard. D’habitude, je commence fin mai/début juin, et arrivé début juillet, puis deuxième quinzaine de juillet : toujours pas de musique ni pour le court, ni pour le long. Je ne voulais pas reprendre mes anciennes musiques avec John et Silvia. Je m’entraînais sur des sauts et on se disait "bon, on les met où, on en fait quoi ?" Finalement, pendant un passage en France, j’ai demandé conseil à ma meilleure amie.  On était chez elle et on écoutait des tonnes de trucs différents. Elle m’a dit : "écoute ça, j’adore". C'était « Horns » de Bryce Fox. J'ai téléphoné à John et Silvia, je la leur ai faite écouter et dès la troisième mesure John a dit « On la prend !! » Mais en fait, cette musique, j’ai eu du mal à me mettre dedans…

 

S.I.G. : Sérieux ? Mais elle te va comme un gant pourtant !

 

K.A. : Oui mais… J’ai fait une petite compétition régionale en Floride fin juillet 2018, les juges m’ont regardé et ont tordu le nez : "on n’aime pas… » [Il fait une grimace éloquente] Et moi j’ai dit à John et Silvia "je n’aime pas" [il refait la même grimace].

 

S.I.G. : Alors là, tu m’épates. "Horns" est l’antithèse de "In This Shirt" [la musique de son libre] mais elle te va tout aussi bien, c’est une toute autre facette de ta personnalité. Tu as une facilité innée à transmettre toutes sortes d’émotions.

 

K.A. : Merci mais moi, vraiment, je ne me sentais pas à l’aise dessus, je ne saurais pas t’expliquer pourquoi. John et Silvia m’ont dit : "on la garde jusqu’aux Grand Prix. Si on change, ce ne sera qu’après, on n’a pas le temps tout recommencer maintenant". Et ce n’est vraiment qu’à l’Autumn Classic [20 au 22 septembre 2018] que j’ai eu un déclic en voyant la réaction du public. Je n’avais jamais patiné sur ce style de musique avant. Pour « In this Shirt », je connaissais la chanson et le groupe The Irrepressibles depuis longtemps. Je l'ai choisie par ce que les paroles correspondaient à ma situation personnelle à ce moment-là.

 

S.I.G. : Autant je n’étais pas surprise par le choix de "In this Shirt" qui correspond au style musical auquel tu nous as habitués, autant j’étais surprise de ta performance sur "Horns" qui dévoile vraiment une autre partie de toi, partie qui gagnait vraiment à être connue.

 

K.A. : Les juges accrochent moins sur mon court, mais apprécient en effet que j’évolue dans deux registres différents. Le public, lui, a mieux réagi au court, c’est marrant. C’est peut-être une question d’âge.

 

S.I.G. : J’ai l’âge des juges, voire plus et j’adore "Horns"...

 

K.A. : Oui mais toi tu n’as pas des goûts de ton âge ! [Rires] Au fil de la saison, je me le suis approprié ce programme, et tout va bien, je m’éclate.

 

S.I.G. : Ca se voit et ça fait plaisir. Et tu as vu, tu as même les auteurs de tes musiques qui te félicitent !

 

K.A. : C’est trop génial, je n’en revenais pas !! Tout a commencé par un message de Jamie McDermott [chanteur de "The Irrepressibles", décrit par Libération comme un homme d’une élégance fantasque au service d’un singulier univers baroque, description qui convient également très bien à Kevin !]. Puis un soir j’étais devant ma télé et je vois une notification sur un de mes réseaux sociaux. "Vous êtes maintenant suivi par… Bryce Fox" [auteur de la musique de son programme court "Horns"]. C’était juste après l’Autumn Classic. Euh pardon ? D’habitude c’est moi qui suis les artistes, pas l’inverse ! Gniiiiiiii !!! [Kevin serre les poings contre son torse en signe de joie] J’étais scié ! 

 

S.I.G. : Travailler avec des gens qui patinaient en couple, c’est différent ?

 

K.A. : Oui et c’est très intéressant. On fait un tas de choses que je ne faisais pas avant, sur les prises d’élan, la chorégraphie. John ou Silvia me disent "là, tu vas faire ça", et je commençais par froncer les sourcils.  Mais en fait, ça marche très bien. Silvia a fait de l’individuel, donc elle sait aussi ce qui est réalisable ou non.

 

© S.I.G. - Patrick Cannaux
© S.I.G. - Patrick Cannaux

"Lost in a Rainbow"

S.I.G. : Faire chorégraphier un programme par un danseur, c’est à la mode, pour toi ça a été Charlie White. Il a chorégraphié ta séquence de pas, c’est ça ?

 

 

 

K.A. : Oui. Il est allé super vite, je n’y comprenais rien du tout, c’était super ! [rires] Il m’a fait faire des trucs de dingue, tourner dans tous les sens, les pieds comme ci et comme ça. Au départ il était là pour travailler avec les couples, sur la liaison, les transitions, et c’est Silvia qui a eu l’idée de cette expérience avec lui. Pour en revenir à mon libre,  j’ai choisi la musique à un moment où j’avais pas mal de problèmes personnels. Au Grand Prix de Grenoble, ça a été dur émotionnellement…

 

  

 

S.I.G. : Tu avais les larmes aux yeux dans la Mixed Zone… C’était de la tristesse ou du soulagement ? Ce jour-là, j’ai parié sur le second…

 

 

 

K.A. : Gagné. Mais bon j’étais vraiment dans une situation catastrophique, problèmes de vie, choix à faire, problèmes familiaux… Là je commence à peine à voir le jour.

 

 

 

S.I.G. : Le fait de partir aux US t’a causé des problèmes personnels ?

 

 

 

K.A. : Non [franc et massif]. Mais je tournais en rond dans ma tête. Cette musique, je la connaissais depuis très très longtemps [Elle figure sur l’album « Mirror Mirror » sorti en 2010]. Un jour où j’étais très déprimé, je me suis mis ça en boucle, histoire de bien toucher le fond. Tiens, écoutons-donc de la musique triste ! [rires] Je me suis dit, c’est dingue, les paroles de cette chanson correspondent tout à fait à ma situation actuelle. Et j’ai pensé : allez, il faut essayer. Je ne l’ai pas tout de suite présentée à John et Silvia. J’ai d’abord eu une période de crise genre "je ne veux plus patiner" et ils ne comprenaient pas : "mais tu nous as demandé de l’aide, tu as voulu venir…" Oui bon, mais je veux patiner sur cette musique ! » Et plus on a avancé dans la construction du programme, mieux ça allait pour moi.

 

 

 

S.I.G. : Une sorte d’exorcisme ?

 

 

 

K.A. : Yes ! Mais je ne veux pas parler du détail pour l’instant.

 

 

 

S.I.G. : C’est trop personnel…

 

 

 

K.A. : Pas seulement. Si je raconte toute l’histoire maintenant, il n’y aura plus la même magie. J’en parlerai en fin de saison ! [*] Mon plus gros défaut est aussi ma plus grande qualité : mes émotions. Ca marche, ça fait de moi ce que je suis, mais qu’est-ce que je morfle !! [rires]

 

 

 

S.I.G. : Patiner avec ses tripes comporte toujours un risque : que les tripes prennent le pas sur le contrôle de la tête. Mais c’est tellement plus intéressant, plus émouvant, plus beau que le simple jeu d’acteur !

 

 

 

K.A. : Avec le temps, j’apprends à mieux maîtriser et c’est un truc que je ne veux pas perdre.

 

© S.I.G. - Alice Alvarez
© S.I.G. - Alice Alvarez

"In This Shirt"

20 avril 2019 - Gala "Stars de la Glace" à l'Accor Arena de Bercy. Kevin vient de patiner sur "Found" d'Amber Run (encore un titre qui lui va parfaitement) et sur "Horns". C'est Romain Ponsart qui a interprété "In This Shirt" puisque lui en avait fait son programme court cette saison. 

 

S.I.G. : Alors Kevin, la saison est finie, tu nous racontes l'histoire derrière cette musique ?

 

Alors… Les paroles de la chanson correspondaient parfaitement à ce que je ressentais au moment où je l'ai choisie. « I am lost in a Rainbow », cette phrase est répétée plus d'une dizaine de fois sur la musique. « Je suis perdu », c'était tout à fait ça. J’étais largué complet, ballotté dans tous les sens entre des envies et des sentiments contradictoires. J’avais un peu peur de tout, sans savoir vraiment de quoi. Il est difficile d'exprimer ce que nous sommes et de l'assumer dans notre monde rempli de petites boîtes dans lesquelles on n'entre pas forcément. C'est vraiment très très dur. Grâce aux paroles de cette musique j'ai enfin pu exprimer ce que je ressentais au plus profond de moi, être moi-même, raconter mon histoire. C'était libératoire. « In this shirt » [qu’on peut traduire par « dans ces habits »] j’ai pu être quelqu’un d’autre, et en fait devenir moi. Je parle d'amour et de liberté. Peu importe la couleur, l'origine, le sexe, l'amour est toujours un sentiment très fort, primordial dans une vie. Aujourd'hui je ne suis plus perdu, mais je reste dans mon arc en ciel !! Cette saison j’ai vraiment appris énormément de choses. Sur tous les plans. Sur moi surtout. J’ai changé, je me suis trouvé. Je n’en retire que du positif.

 

© S.I.G. - Kate royan
© S.I.G. - Kate royan

L'avenir...

 

 

28 mai 2019 - Kevin, fraîchement débarqué des Etats-Unis, participe au gala de son club, à Grenoble, avant de s'accorder quelques vacances. Il faut une chaleur à tomber parterre (la canicule n'arrivera pourtant que le mois suivant) et, attablés sur la terrasse des "Brûleurs de Loups", nous entamons une discussion à bâtons rompus avant que je ne l'interviewe pour Patinage Magazine. Ses programmes pour la saison prochaine sont calés, en cours de montage, à fignoler. On n'en dira pas plus long, pas de titre, rien, confidentialité oblige. Mais on sait déjà que les morceaux choisis lui iront bien. Très bien. Kevin a conscience qu'il va être attendu au tournant. Fini le statut d'outsider, il a, à présent, l'étiquette de valeur sûre. Il s'est fait connaître la saison dernière, il va falloir confirmer en 2019/2020. Il n'est pas plus inquiet que ça. Il a raison. Il a été régulier la saison dernière (y compris dans les erreurs comme il le dit en riant), aucune raison qu'il ne soit pas dans l'avenir, même si la pression sera différente, et plus forte. Une pression qu'il aimerait bien partager avec un autre Français, histoire de ne pas porter tout le patinage masculin national sur ses épaules. Je lui dis que ça viendra, je cite, entre autres,  Adam Siao Him Fa. Il fallait un nouveau leader chez les messieurs, avec Kevin, la France l'a. Toujours au soleil de Floride, Kevin travaille. On attend les Masters de Villard de Lans en septembre pour une première sortie officielle et la découverte officielle de ses nouveaux programmes. 

 

Rédaction et propos recueillis par Kate Royan