© Unknown

Au revoir Denis...

Etrange et triste de penser que la saison recommence, mais sans toi. Déjà deux mois que tu n'es plus là. Le 19 juillet, notre monde est brusquement devenu plus sombre. Mourir  parce que deux petits malfrats veulent voler tes rétroviseurs de voiture, c'est  cruel, odieux, insupportable. Tu venais d'avoir 25 ans, un mois et six jours plus tôt, exactement. Tu les prends en flagrant délit, tu t'interposes. Tu es solide, musclé, tu en mets un parterre. L'autre sort un couteau. Il frappe à la cuisse. Artère fémorale sectionnée. A l'hôpital, on essaiera de te sauver mais tu as perdu trop de sang, c'est trop tard. Tu étais un mec bien, droit dans ses chaussures et ses patins, intelligent, brillant même. Passionné, ô combien. Infiniment sensible et talentueux. Tes médailles, or en Grand Prix Junior en 2008, argent aux Mondiaux de 2013,  bronze aux Jeux Olympiques de Sochi en 2014, bronze aux Mondiaux de 2015 ont fait de toi le premier patineur d'un pays jusque là inconnu du patinage, le Kazakhstan, et son ambassadeur le plus actif. 

 

Souvenir... Octobre 2017, tu participes à la Coupe de Nice. La saison précédente n'a pas été faste, des blessures te gênent depuis un bon moment. Tu arrives la veille de la compétition, pour découvrir que ta fédération a oublié de te réserver un hébergement ! C'est la maman d'une patineuse française qui te trouve une chambre d'hôtel, juste en face de la patinoire Jean Bouin. Le lendemain, au petit-déjeuner, tu es assis à quelques mètres de moi, mal réveillé, les cheveux en bataille. Je ris devant le tas de croissants que tu as empilés sur une assiette.

Are you really going to eat all that ? (Tu vas vraiment manger tout ça ?)

Sourire gourmand, une main sur l'estomac...

- Oh sure, I can do even worse ! (Oh sûr, je peux même faire pire !)

Je ne me fais pas de souci pour ta forme, ton métabolisme d'athlète de haut niveau doit brûler ça comme une cheminée brûle du petit bois bien sec. Et justement, ils sont un peu secs les croissants en question. Je laisse le mien à moitié entamé dans mon assiette. Tu tends la main.

- I'll finish it ! (Je vais le finir)

Eclat de rire mutuel. 

La glace de Jean Boin ne te portera pas bonheur ce week-end là non plus, tu finis loin au classement après plusieurs chutes. Ta blessure continue de t'handicaper et ça t'énerve. Les athlètes se sentent trahis quand leur corps leur fait défaut. 

 

© Kate Royan - Collection personnelle
© Kate Royan - Collection personnelle

 

 

Deux jours plus tard, nous nous croisons de nouveau dans la salle du petit déjeuner, devant le buffet, un peu dégarni vu l'heure tardive. Le panier des croissants est vide. On se regarde, on échange un sourire ironique. 

- Don't worry, they are about to bring some more... (Ne t'inquiète pas, ils vont en ramener)

- I hope so ! I'm so hungry I could eat a horse ! (J'espère, j'ai tellement faim que je pourrais manger un cheval !)

A te voir, si mince et si tonique, on ne dirait pas. Nous parlons de ton quad Salchow de la veille, et de ses GOE négatifs, moi qui croyais l'avoir vu réussi sans faute. Toi tu as su immédiatement, bien sûr, qu'il ne l'était pas. Je t'interroge sur ton choix musical ("Sos d'un Terrien en Détresse" par un de tes compatriotes). J'écrirais plus tard que tu ne patines pas, tu voles. "Quelle incroyable légèreté, quel toucher de glace". Je ne peux pas me douter, à cet instant, que je ne te reverrai qu'une fois, au Grand Prix de France de Grenoble, quelques semaines plus tard. 

 

Je vais garder cette image de toi : un jeune homme simple, souriant, avenant,  généreux, espiègle hors glace. Et dessus, un artiste hors pair, à la sensibilité à fleur de peau, des prestations qui vous prennent les tripes quelle que soit la réussite technique, l'émotion toujours renouvelée. Ton pays t'a fait des funérailles nationales, le patinage international continue de te pleurer, toujours sous le choc, toujours frappé de stupeur. Les yeux de tes amis se remplissent de larmes quand ils t'évoquent. Quelque part, personne ne veut y croire, mais tout le monde sait que c'est vrai, tristement vrai, insupportablement vrai : tu ne reviendras pas. Une des plus brillantes flammes de notre monde s'est éteinte. Il nous reste tes images, tes photos, tes programmes, un héritage que tu laisses à ton pays, au patinage, au monde entier. Jamais; on ne t'oubliera. 

 

© S.I.G. Kate Royan

 

19/09/2018

©D. Ten/Twitter
©D. Ten/Twitter