© Alice Alvarez - S.I.G.
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CHAMPIONNATS DU MONDE 2022

Montpellier - 24 mars 2022

Interview Deniss Vasiljevs


Un homme hors du commun

 

Il vient juste de terminer son programme court et s'assoit sur un des confortables canapés de la Mixed Zone pour ôter ses patins. Des patins dont les lames sont soigneusement essuyées au kleenex par son entraîneur, Stéphane Lambiel. On dit que qui se ressemble s'assemble et les deux hommes se sont vraiment trouvés. Même sensibilité, même fibre artistique surdéveloppées. Depuis six ans, leur collaboration a produit des programmes riches, originaux, prenants, qui permettent à Deniss de truster le top 20 mondial et et le top 7 européen avec une belle régularité. 4ème de deux Grand Prix cette saison (France et Italie), très beau médaillé de bronze des championnats d'Europe de Tallinn en janvier, il était 6ème des championnats du Monde 2018. Toute le mal qu'on lui souhaite est de réitérer l'exploit ici à Montpellier !

 

Kate : J'ai lu dans une de tes interviews que tu n'aimais pas le mot "fight" (combat) lorsqu'il s'agit de patinage. Peux-tu développer ?

 

Deniss Vasiljevs :  Je considère le patinage comme un équilibre parfait entre la technique et la dimension artistique. Quand tu te concentres sur les éléments techniques, bien sûr, tout le monde doit se battre. Mais le verbe "se battre" ne me convient pas lorsqu'il s'agit de patiner et de m'exprimer. Je suis plus dans une optique de partage. Je ne me dis pas que je dois absolument réussir tous les éléments.

 

Stéphane Lambiel intervient : Je comprends très bien ce qu'il veut dire. Quand tu es patineur, tu es seul sur la glace. Il n'y a pas de rivalité immédiate pendant la performance. C'est unique à notre sport. Quand tu cours un 100 mètres, tu vois tes concurrents à côté de toi, tu es obligé de te mesurer à eux et de tenir compte de leur performance dans l'instant présent. Tu te bats pour être le plus rapide dans la course. Sur la glace, tu es seul. C'est comme être tout nu sur cette immense surface blanche. Si tu y vas avec l'idée de te battre, contre qui te bats-tu en fait ? 

 

Kate : Toi-même ? 

 

Stéphane Lambiel : Exactement. C'est un combat entre toi et toi, mais tu n'es pas non plus là pour te flageller et te faire du mal. Quand je vais à un concert ou voir un ballet,... Prends un pianiste qui se produit sur scène par exemple : il arrive face à son piano, il prend un moment pour se préparer avant de jouer la première note. C'est quelque chose de très intime. Je suis sûr que le sentiment du pianiste n'est pas de se battre contre son concerto. (Il prend une voix rageuse) "Je vais combattre !" Non, ça ne marche pas ainsi.

 

Deniss : Bien sûr, je veux donner mon meilleur, mais exactement comme le pianiste qui joue (il met l'accent sur le verbe "jouer"), je veux communiquer mes sentiments.

 

Kate : Tu es l'un des patineurs qui montre et provoque le plus d'émotions sur la glace...

 

Deniss : Merci. Pour moi les choses viennent du coeur et des tripes. Mais quand tu en arrives aux sauts, parfois, il faut faire taire ses sentiments, faire taire ses peurs. C'est l'opposé complet du moment où tu veux te faire plaisir et communiquer ta joie de patiner au public. Mais c'est quelque chose que j'aime aussi, cet  équilibre à trouver entre la difficulté pratique et un côté plus abstrait. Il y a un vrai compromis à faire entre la partie artistique et technique. Beaucoup de mes concurrents se concentrent essentiellement sur les points à engranger pour gagner. Moi, je continue de voir le patinage comme un spectacle à destination du public. Il n'y a pas que les juges et les points. Il y a les gens, des êtres humains venus pour voir quelque chose de beau. J'ai une passion pour ce sport parce que c'est aussi un art. C'est un des seuls sports qui allie réellement sport pur et art. 

 

Kate : Aurais-tu pu être un danseur de ballet par exemple ?

 

Deniss : J'ai fait pas mal de danse oui. 

 

Kate : Ca se voit à la façon dont tu te tiens sur la glace, mais aussi quand tu marches dans la rue, à ton dos droit, à ton port de tête. 

 

(Il rit) : Merci ! 

 

Kate : C'est inné chez toi ou tu as travaillé là-dessus ?

 

Deniss : C'est une chose à laquelle je fais attention, oui, mais ça m'est aussi naturel. J'ai toujours eu la passion du beau et de l'art. J'aime dessiner, lire, toutes formes d'arts. Et j'aime exprimer quelque chose du plus profond de moi, des sentiments, des idées, et de façons variées. J'aime parvenir à créer quelque chose d'unique et à montrer mon habileté. Tu as la musique, et Dieu merci elle ne te dérange pas (rires), tu fais attention à chaque détail, tu essaies de transcrire toute cette complexité des notes et des variations et d'en faire quelque chose qui te parle, d'abord à toi, puis au public. 

 

Kate : Comment choisis-tu tes musiques ? As-tu besoin de ressentir quelque chose de particulier pour faire ton choix ? 

 

Stéphane : Nous écoutons de nombreux morceaux différents, puis on va sur la glace...

 

Deniss : Parfois on choisit parmi au moins cinq cent morceaux écoutés !

 

Stéphane : Beaucoup plus que cela !! Nous avons quelque chose comme cinq playlists de cinq cent morceaux ! Le physique de Denis permet à n'importe quel chorégraphe de trouver exactement ce qui lui convient. Il est capable de bouger dans toutes les directions. Quand il sourit, ce n'est pas pour obtenir des points, c'est parce qu'il ressent les choses de façon intense et que cela le rend heureux. C'est ce qui fait la différence entre lui et les autres. 

 

Kate : Quel genre de coach est Stéphane ? En bord de piste, il vit les programmes de ses patineurs avec beaucoup d'intensité lui aussi.

 

Deniss : Il est pareil à l'entraînement, il s'immerge totalement dans nos programmes. Quand tu te sens vraiment connecté à quelque chose ou quelqu'un, tu ressens le besoin de bouger. Il ne peut pas rester immobile. Steph se consacre à fond à ce qu'il fait, c'est dans sa nature. C'est parfois impressionnant de le voir faire, en particulier quand il a mangé trop de sucre ! (éclat de rire général). 

 

Stéphane : C'est ma seule drogue, le sucre !

 

Kate : Pour quelqu'un né au pays du chocolat, c'est normal ! (rires)

 

Deniss : Le plus important pour moi est de conserver un esprit de liberté. Dans les arts martiaux on appelle ça être "ivre". Dans mon cas, j'appelle ça le silence de mes pensées. Je ne suis pas vraiment dans une bulle, au contraire, je suis tourné vers l'extérieur mais ça fonctionne dans un seul sens, ce qui est à l'extérieur ne m'atteint pas, la négativité n'a pas sa place. Je me sens en train d'explorer au-delà de tout ça. J'essaie de ne pas être parasité par des sentiments mêmes positifs comme la fierté. Les sentiments et émotions sortent de moi, mais n'entrent pas pendant que je patine. 

 

Kate: Je savais que tu serais un patineur très intéressant à interviewer. Le mélange idéal entre le côté animal de l'humain et la cérébralité d'un homme artiste et cultivé. 

 

Deniss : Merci beaucoup. Je suis flatté de cette définition !

 

Propos recueillis et traduits de l'anglais par Kate Royan - © S.I.G.