© Kathleen Michel
© Kathleen Michel

Internationaux de France 2019

Grenoble 2 novembre

Programme Libre Messieurs : Nathan Chen, l'homme-fusée...

 

 

Sur trois morceaux de la bande originale du film "Rocketman", biopic consacré à Elton John, Nathan Chen annonce quatre quads. A la réception du premier,  un quad Lutz, Nathan,  dont le corps bascule dangereusement sur l'avant, plie le bras pour se retenir de poser une main sur la glace. Comment fait-il pour rester debout ? Muscles et équilibre. Mais il écope de grades d'exécution négatifs. Tout va mieux avec triple Lutz/double boucle piqué, et surtout, quadruple boucle piqué/Euler/triple flip. Base Value 15.30, la combinaison est lucrative et de plus, elle est impeccable. Seul Samarin et son quad Lutz/triple boucle piqué valent plus cher (BV 15.70). Le festival technique Chen se poursuit : pirouette de niveau 4, triple Axel net et sans bavure, séquence de pas de niveau 4, tout va bien jusqu'au quadruple Salchow. Atterri sur les deux patins dans une position disgracieuse, il est sanctionné par une ligne de -1, - 2 et même -3. Le quadruple double boucle piqué qui suit est légèrement retourné. Les GOEs de sa combinaison triple Axel/double boucle piqué s'étirent de 0 à +2. Il obtient ses meilleures notes sur la séance chorégraphique, uniquement des +5, et sa pirouette allongée. Il conserve très largement la tête du classement avec un libre à 194.68 et un total de 297.16. Le voici qualifié pour la Finale du Grand Prix à Turin le mois prochain. J'aime son programme court ("La Bohême" de Charles Aznavour), et je suis moins convaincue par l'interprétation de ce libre. Son sens artistique n'est développé qu'en milieu de prestation, sur la partie lente de la musique. Si la dernière, la plus rapide, sur une version hip-hop de "Bennie and the Jets" est très bien patinée,  le geste me paraît un peu forcé, voire même démagogique. En entraînant le public avec lui, cris, sifflets d'admirations et rythme scandé par des milliers de main, Nathan le virtuose sait qu'il laisse une impression ultra-positive au jury. Mais c'est de bonne guerre. Après tout,  le but est de gagner,  et pour le moment, seul Yuzuru Hanuy semble en mesure de l'en empêcher. 

 

Qui est second de ce programme libre juste derrière le double champion du monde en titre ? Kevin ! Kevin Aymoz, le nôtre, celui de tout le public de la patinoire, l'un des plus formidables patineurs français de tous les temps, sans doute le plus grand talent que l'Hexagone ait jamais connu. Le costume du début de saison, couleurs coucher soleil sur l'océan, a disparu au profit d'une tenue sombre étoilée de quelques sobres strass. "Lighthouse" de Patrick Watson, dont la musique me rappelle certains morceaux de Pink Floyd, évoque bien sûr Aljona Savchenko et Bruno Massot version 2017. Mais Kevin en a sa propre interprétation. Encore plus de coeur, encore plus de tripes. A le regarder patiner, la mélodie me rentre dans la peau et me fait presque mal,  mais je suis accro, j'en redemande. Il marque chaque note d'un geste, à la Papadakis/Cizeron. Non, à la Aymoz. Il y a de l'impétuosité, de la rage, en même temps que de la douceur dans sa façon de bouger. On le sent porté, transcendé, et bouillonnant de mille sentiments mélangés. A la fois, animal, sentimental, tout en contrastes. Ses sauts et ses séquences de pas sont explosifs en même temps que ses gestes sont arrondis et caressants. Son premier quadruple, (boucle piqué) est retourné et sanctionné de -3 et -4. Le second quad boucle piqué passe sans heurt, mais  la réception du triple auquel il est combiné,  est sur deux pieds. Il en faudrait plus pour déconcentrer un Kevin qui a dorénavant la tête solidement vissée sur les épaules. Triple Axel/double boucle piqué, triple boucle, triple Axel solo d'une hauteur et d'une netteté parfaite, comme le premier. Le triple Lutz est, lui, retourné mais suivi d'une combinaison triple flip/triple Salchow superbe qui lui arrache une grimace à mi-chemin entre la douleur et l'extase. La toute dernière partie du programme est un vrai bonheur, une guirlande de niveaux 4. Kevin fond en larmes, imité illico par Silvia Fontana, sa coach et chorégraphe, ainsi que par une bonne partie du public. 172.14, c'est un score équitable qui le place, avec un total de 254.64, sur la troisième marche du podium. Jolie première médaille en Grand Prix et à domicile ! 

 

De face, Alexander Samarin, tout en noir avec seul le haut de sa tunique striée de trois déchirures rouges, a l'air d'avoir été griffé par un tigre en colère. De dos, il est clair que le félin a eu raison de lui : il ne reste qu'un masque blanc fantomatique errant entre ses deux épaules. Très curieux. Tout à fait sinistre aussi. "Good News" dit pourtant le titre de sa musique. Ce n'est plus un secret, je ne suis pas fan de ce patineur russe. Mais j'avoue que, au contraire du "Greatest Showman" de l'an dernier - le thème ne pouvait pas être plus mal choisi pour quelqu'un qui n'a rien d'un interprète - la composition de Apashe, artiste et producteur belge, me plaît et le programme aussi. Oui, j'aime bien un programme d'Alexander Samarin. On aura tout vu ! Le Moscovite est grand, près d'un mètre quatre-vingt, ce qui rend ses sauts particulièrement impressionnants. Quand il les réussit, comme sa fameuse combinaison "jackpot", quadruple Lutz/triple boucle piqué, et 19.31 points empochés d'entrée. C'est cette haute stature aussi qui le fait paraître raide comme un piquet dans des transitions peu élaborées (sa composante la plus basse). Alexander atterrit son quadruple flip mains et fesses parterre, et se fait arroser d'une logique volée de -5. Mais il n'en a pas fini avec les quads.  Il reste le boucle piqué, parfaitement exécuté. Puis le triple Lutz, parfaitement raté en réception à quatre pattes sur la glace. La séquence chorégraphique n'est pas du goût de tout le jury, notes de -3 à +3, belle amplitude... Apashe continue d'égrener celles de son piano et de menacer d'une voix métallique "Call me mystery, I mistify". Ce passage du programme pourrait être magnifique si le jeune homme sortait de sa réserve pour se lâcher un peu et montrer qu'il éprouve quelque chose. Car il doit bien éprouver quelque chose, quand même ! Timide ou trop  concentré sur sa technique ? Pourtant, justement, ça se gâte de ce côté : triple Axel atterri en déséquilibre sur la pointe, couplé à un double boucle piqué vacillant ; triple Lutz correct combiné à un triple boucle piqué retourné ; triple boucle retourné. Notre ami a allègrement amoché cinq éléments cruciaux sur sept. Samarin ou l'inconstance. Dommage car son potentiel est réel et, s'il apprenait à s'exprimer, à travailler une vraie dimension artistique, et à rester techniquement fiable, il pourrait exploser tous les scores et rivaliser avec les tous meilleurs. Avec un libre qui vaut 166.62, il obtient un total de 265.10 et la seconde marche du podium.

 

10ème du programme court,  Tomoki Hiwatashi effectue une remontée spectaculaire pour se classer 4ème du libre ! A dix-neuf ans, il n'a pourtant pas choisi la facilité avec "Petruschka" d'Igor Stravinsky. Deux quads "seulement" pour lui, quad triple boucle piqué combiné à la même chose en triple,  et quad triple boucle piqué solo. Il va connaître des accrochages sur à peu près tout le reste, triple Salchow, triple Axel/double boucle piqué, triple Lutz/Euler/triple flip et enfin triple boucle. L'actuel champion du Monde junior en titre est un patineur léger et tonique, qui termine ce Grand Prix 5ème avec un total de 227.43 (158.73 pour le libre), soit 50 points derrière son compatriote Nathan Chen. 

 

Seul représentant masculin de l'écurie Tutberidze à Grenoble, Morisi Kvitelashvili patine sur une chanson d'Adriano Celentano. Après Tarasova/Morozov sur Ti Amo de Umberto Tozzi, il semblerait que les standards italiens soient encore en vogue en Russie. 157.59 pour le Géorgien le classent 5ème du libre et 4ème au total (236.38). L'indéboulonnable Sergeï Voronov, sur "I Belong to you", de Muse, est 7ème avec 144.38 (6ème au classement final, 220.98), derrière un Nicolas Nadeau bien plus en forme qu'au programme court. Abonné jusque là à des musiques de crooner classique, il évolue cette année sur un medley de Depeche Mode très bien construit, ce qui est rare lorsqu'on utilise pas moins de cinq ou six titres différents. Nicolas termine 7ème (217.68). 

 

Où est Shoma Uno dans tout ça ? Malheureux 4ème du programme court, il plonge dans les profondeurs du classement avec un libre en tout point catastrophique. Quatre chutes, rien que ça... On a mal pour lui, et le voir pleurer dans le Kiss & Cry à la fin de son programme, lui si impassible d'habitude, est un crève-coeur. Il est rare de le voir baisser les  bras. C'est hélas ce qui se produit à mi-parcours, lors d'un programme dans lequel son sens artistique devrait pourtant prévaloir. J'ai un faible pour la chanson de Calum Scott, "Dancing on my Own", très émouvante, et Shoma pourrait vraiment en faire une performance magnifique. Ce ne sera pas le cas aujourd'hui et Romain Ponsart pour se vanter d'avoir battu un vice-champion olympique, deux fois vice-champion du Monde. Shoma recule à la 9ème place du libre (136.79), pour une 8ème place finale, seulement vingt maigres dixièmes de points devant Romain. 

 

"The Greatest Showman" va aussi bien à Romain cet année qu'il allait mal à Alexander Samarin la saison passée. S'il l'un des deux est un showman, c'est clairement le Français. Son quadruple boucle piqué loupé d'entrée (neuf fois -5) ne contribue pas à le mettre en confiance, mais il réalise une très jolie combinaison triple Lutz/double boucle piqué et un bon triple boucle. Il est 8ème du programme libre (138.16), et 9ème au total (215.64). Après des Masters complètement loupés, il est en pleine renaissance, son sourire fait plaisir à voir. 

 

Daniel Samohin (122.82/193.66) et Anton Shulepov (120.31/183.98) ferment la marche, tous deux en délicatesse avec leurs quad Salchows (sous-rotations) et leur triple Axel. L'Israélien ne parvient pas à confirmer ses résultats de junior et semble à présent dépassé. Le Saint-Petersbourgeois d'adoption - né à Perm - n'a, lui,  guère de chances d'avancer dans les rangs déjà bien fournis de l'équipe russe. 

 

Sur place : Kate Royan