© AP - Tonya Harding (à gauche) - Nancy Kerrigan (à droite)
© AP - Tonya Harding (à gauche) - Nancy Kerrigan (à droite)

L'affaire KERRIGAN-HARDING


Cette histoire n'est extraordinaire que par sa laideur... Qui aurait cru que, dans le monde aseptisé et politiquement correct (nous sommes dans les années 90) du patinage, une femme - oui en plus, une femme - commanditerait une agression sur une de ses coéquipières, tel l'ultra-supporter du PSG surchauffé au fanatisme et à la bière tiède ? L'affaire va défrayer la chronique pendant plusieurs années et ce sera, avec la polémique des Jeux de Salt Lake City, l'un des plus grands scandales du patinage. 

 

"Trailer trash". L'expression qualifie un Américain (blanc) à faibles revenus qui vit dans un parc pour mobil-homes. Elle est, bien sûr, éminemment péjorative. Elle va servir d'appellation non contrôlée à Tonya Harding toute sa vie. Le patinage aux Etats Unis, comme à peu près partout ailleurs, est généralement réservé à des enfants de familles plutôt aisées. La famille Harding, plusieurs fois recomposée (Maman Harding se marie sept fois), n'est pas de celles-là. LaVona Harding est serveuse dans des bars qui n'ont rien de chic. Son mari du moment, Al, est plus souvent au chômage qu'au travail à cause de problèmes de santé. Tonya est leur seule enfant, mais elle a plusieurs demi-frères aînés,  nés de mariages précédents. LaVona et Al ont du mal à payer leur loyer et sont régulièrement expulsés de leur logement. Ils ne restent jamais plus de quelques mois au même endroit. Tonya va ainsi être ballotée de "trailers parks" en HLM version US, dans la région de Portland, Oregon,  pendant toute son enfance et son adolescence. Si Al est un père aimant qui lui enseigne la mécanique, le bricolage et la chasse (elle aura son premier fusil à 5 ans...), LaVona est une mère abusive, voire violente. Très tôt, Tonya apprend à encaisser. Elle ne pleure pas, ne se plaint jamais.

 

Nancy Kerrigan, que tout le monde va présenter comme "la petite fiancée de l'Amérique", est née dans une famille nettement plus traditionnelle, à Stoneham, dans le Massachussets. Papa est soudeur, maman est mère au foyer. Le milieu est modeste et,  pour que sa benjamine puisse patiner, Daniel Kerrigan enchaîne parfois trois jobs différents dans une même journée et s'occupe du re-surfaçage de la patinoire où s'entraîne Nancy en échange d'heures de glace. Elle est choyée, soutenue, entourée. La carrière de la jeune fille est l'exemple type du rêve américain, fait de dur labeur et de sacrifices qui conduisent au succès. 

 

Les deux patineuses sont aussi différentes que possible : une petite blonde trapue un peu vulgaire, une grande brune aux longs membres, pleine d'élégance. Tonya fume, boit, jure comme un charretier. Dans le landernau du patinage US, on sait que Nancy ne dédaigne pas non plus une petite bière et qu'elle est capable d'utiliser un langage très fleuri. Mais, image oblige, elle sait se tenir, là où sa coéquipière aime choquer. Tonya claque les portes, écrase ses clopes dans les plates-bandes sophistiquées des abords de patinoires, et fréquente des loubards. Elle se marie ne première fois à 19 ans. Et franchement pas avec le bon, l'histoire va le prouver. Nancy, qui vit sagement chez ses parents,  a tout d'une jeune fille modèle avec ses tenues de patinage sequins et dentelles. Tonya préfère être décolletée jusqu'au nombril sur la glace, et poser pour des photos en chemise de bûcheron à carreaux un fusil à la main. Elle vidange et répare sa voiture elle-même. Nancy ne sort jamais sans ses (fausses) perles aux oreilles et sans s'être verni les ongles. Sur la glace, Tonya est la puissance incarnée. Elle est la première Américaine à réussir un triple Axel en compétition, aux championnats nationaux de février 1991. Elle aime le hard rock, le rap, et essaie d'imposer ces courants musicaux dans ses programmes. Les juges ont les cheveux droits sur la tête. Faute d'argent, elle concocte elle-même ses tenues, pas toujours du meilleur goût. Nancy glisse sans bruit, toute en finesse et en grâce, habillée par Vera Wang. Techniquement, Harding est supérieure. Nancy la bat à plate couture au niveau artistique (nous sommes encore à l'ère du 6.0 et de la séparation des notes). En résumé et prosaïquement, elles se tirent la bourre depuis des années, toutes les deux guerrières acharnées, mais ne disposant pas des mêmes armes. 

 

 

En 1994, les deux Américaines jouent leur sélection aux Jeux Olympiques de Lillehammer. Celle qui gagnera les championnats nationaux gagnera aussi son billet d'avion pour la Norvège. Nancy est clairement favorite. Depuis trois ans, elle a de meilleurs résultats que sa rivale et est surtout plus régulière. Tonya est capable de coups d'éclats, mais a une fâcheuse tendance à patiner parterre. Le physique de Nancy lui attire des sponsors et des contrats en or, négociés par un agent redoutable en affaires. Le mari de Tonya, dont elle a déjà divorcé après qu'il l'ait régulièrement rouée de coups, se charge, encore à l'époque, de ses relations publiques. Il n'a aucun emploi fixe et n'est en fait en charge de rien du tout. Nancy a déjà une médaille de bronze olympique gagnée à Albertville deux ans plus tôt. Elle est, cette année, la grande favorite pour l'or. Les juges l'adorent. Elle est belle, talentueuse, polie, elle a une classe folle. Tonya fulmine. Dans les media de l'époque, il n'y en a que pour sa rivale. On la considère déjà qualifiée. Toute la presse vante sa beauté presque aristocratique, son sourire de star, et sa grâce immatérielle. 

 

6 janvier 1994