Interview Didier Gailhaguet - Euros 2017 - Ostrava


"Le patinage français est loin d'être en déroute !"


A l'issue du programme libre Couples des Championnats d'Europe d'Ostrava, Monsieur Didier Gailhaguet, Président de la Fédération Française des Sports de Glace  a bien voulu répondre à nos questions, et nous l'en remercions vivement.

 

 

Skate Info Glace : Bonsoir Monsieur Gailhaguet, et merci de nous accorder un peu de votre temps après la médaille de Vanessa James et Morgan Ciprès. C'est une médaille de bronze qui vaut de l'or ?

 

Didier Gailhaguet : Oui, je suis satisfait de leur belle performance de ce soir,  mais aussi de celle de Laurine Lecavelier hier. Vous savez,  le patinage artistique est un sport où il faut convaincre avant de vaincre, et il faut convaincre plusieurs fois. Ce soir, aux yeux du public, il y a deux couples vainqueurs et incontestablement, je pense que les Français ont mérité la première place. Ils ont été largement plébiscités, pas seulement par un public français,  mais aussi étranger et connaisseur. Vanessa et Morgan transmettent une vraie émotion,  ce qui n’est pas le cas de tout leurs concurrents. Dans le patinage de couples, il existe d’extraordinaires techniciens, de formidables écoles, qui apportent leurs parfaites connaissances et forment leurs athlètes pour gagner. Mais je pense qu’il est possible de les devancer en faisant passer une grande émotion comme ce soir. On va entendre parler de Vanessa et Morgan à plus haut niveau encore,  dès l’année prochaine aux Jeux Olympiques. Ils le méritent. Il est vrai que nous avons, cette fois, su faire de bons choix. Nous nous sommes parfois trompés, nous nous sommes peut-être entêtés sur de premières décisions. Cette année,  nous avons trouvé le coach qu'il leur fallait et au bon moment.

 

S.I.G. : Ils ne font pas partie des athlètes français les plus jeunes,  mais un talent comme le leur mérite d’être soutenu au plus haut niveau.  Nous avons besoin de jeunes patineurs, mais également des athlètes seniors Elite. Vous êtes d'accord  ?

 

Didier Gailhaguet : C’est intéressant ce que vous dites. Je discutais avec deux anciens champions de couple et ils me faisaient part de leur admiration pour Vanessa. "C’est un bijou" m’ont-il dit. Je le sais depuis longtemps,  mais il fallait amener Morgan à réellement être le partenaire de cette formidable patineuse. Tout n'a pas toujours été simple. Leur nouveau coach [NDLR : John Zimmerman] a résolu beaucoup de leurs problèmes, donc ce n'est que du bonheur ce soir.

 

S.I.G. : Gabriella Papadakis et Guillaume Cizeron ne sont que 3èmes après la danse courte. Il y a eu effectivement des erreurs,  mais on ressent ici un malaise, voire comme une petite cabale contre les danseurs Français. Que pensez-vous de cette situation ?

 

Didier Gailhaguet : Pour pouvoir critiquer des résultats il faut avoir été impériaux. Nous ne l'avons pas été.  Gabriella et Guillaume ont commis une erreur importante… Mais là encore,  nous savons que nous avons les plus grands talents mondiaux, et ils n'ont que 21 et 22 ans. J’entends certains et certaines dirent : "on a le temps". Non,  on ne l’a pas ! Quand le train passe il faut monter à bord ! Ce train, il est Olympique. Nous ne nous laisserons pas faire parce que certains pensent que,  vu leur jeune âge, ce sont des athlètes plus âgés, ou de retour à la compétition,  qui doivent gagner. Le pays concerné compte sur eux car il s’agit de leur seule chance de médaille. Personnellement, je pense que Vanessa et Morgan ont leur chance pour une médaille Olympique,  mais que Gabriella et Guillaume doivent viser l'Or.  Bien sûr, il y a les aléas du sport. Mais il se passe des choses qui ne nous plaisent pas du tout, et nous allons essayer d'y mettre de l'ordre. Il y a eu un problème dans le classement de la danse courte,  les Russes [Bobrova/Soloviev] sont maintenant premiers. Nous avons constaté un mauvais jugement relatif à un second porté interdit. Le problème est grave puisque les contrôleurs techniques, qui sont en première ligne,  n'ont pas été sanctionnés sur le moment. Et il faut aussi récompenser le talent,  nous pensons que nos Français sont bien au-dessus du lot à l’heure actuelle.

 

S.I.G. : Côté féminin, nous avons à présent des jeunes femmes qui ont acquis une certaine expérience, comme Laurine et Maé [-Bérénice Meité]. Il semble que la mode est plutôt aux adolescentes très techniques qui produisent un patinage sans aucune maturité. Qu'en pensez-vous ?

 

Didier Gailhaguet : Je vous rejoins dans le sens où les manufactures russe et asiatique sortent des patineuses exceptionnelles. Elles virevoltent et tourbillonnent, elles réussissent des choses techniquement extraordinaires. Le jugement est basé là-dessus. Il est normal qu’elles gagnent puisque elles ont les armes pour l’emporter. Ce sont des armes d’ordre physique et physiologique. Il faut des années pour fabriquer des stars comme Katarina Witt ou Michelle Kwan qui vont tout gagner plusieurs années d'affilée. On se souvient d’elles parce que, sur la glace, elles étaient des femmes. Aujourd'hui nous voyons des adolescentes opposées à des femmes. Ashley Wagner est une femme. Evgenia Medvedeva est extraordinaire mais c'est encore un bébé ! Je m’interroge et je me dis que la Fédération Internationale devrait se pencher sur le sujet,  il nous faut choisir ce que l’on veut faire du patinage féminin. Doit-il être sensuel, exprimer la beauté et la grâce,  ou être essentiellement technique ? Quelles sont les qualités spécifiques de la féminité ? Je souhaiterais que ce débat, qui est à l'initiative de la France, soit abordé au mois de juin, lors de la conférence de l'I.S.U.  Je n’ai pas forcément la solution, mais oui, il y a un vrai problème.

 

S.I.G. : Comment expliquer qu’un programme comme celui de Laurine Lecavelier, parfaitement exécuté, et qui comporte les mêmes difficultés que celui de la Russe qui termine 4ème, atteigne péniblement 63 points alors qu'il est meilleur dans sa conception ? Ce n'est pas logique...

 

Didier Gailhaguet : Je suis absolument d’accord. Cette année, Laurine a énormément progressé. Nous avons en elle une jeune femme qui patine, pas une petite fille.  Elle est pour moi dans les canons de ce que le public attend. Je suis tout à fait d’accord pour qu'on établisse des règlements,  mais pas par rapport à des critères qui avantagent uniquement certains pays. Bien sûr, il ne faut pas perde la dimension sportive et Olympique. Elle passe par l’exploit. On ne demande pas à Renaud Lavillenie de dépasser  5 mètres 50 et d' être beau sur la barre. On lui demande de passer 6 mètres. Il faut conserver cette volonté d’exploit,  mais aussi que notre sport, qui est à double dimension, technique et artistique, fasse valoir ce subtil compromis. 

 

S.I.G. : Reprenons le problème de la notation. Pourquoi exige-t'on toujours des petites nations (France comprise) ce petit plus qui fera que les athlètes seront enfin jugés à leur juste valeur ?  D'après vous, c'est un problème politique ?

 

Didier Gailhaguet : Nous sommes dans une discipline où le problème de la première note est maintenant maîtrisé. Mais il a fallu du temps. Pour la deuxième note,  comment quantifier la valeur d’une émotion lors d’un programme ? Exemple : Vanessa et Morgan ici, ou Marina [Anissina] et Gwendal [Peizerat] à Prague, tout le public est debout... Il est impossible de mettre une émotion dans un programme informatique, dans une carte à puce. C’est là que réside toute la difficulté. Si on avait fait juger le public ce soir, le résultat serait bien meilleur pour  Vanessa et Morgan. Néanmoins, nous avons assisté à une très belle compétition de couples, probablement l’une des meilleures en Europe depuis longtemps. Deuxième chose :  on constate que le patinage nord-américain, plutôt stéréotypé, n’est plus en pleine évolution. Je pense que la France a plus de chance d’obtenir de bons résultats au Championnats du Monde qu’ici à Ostrava, où vous avez un grand nombre de juges venus des pays de l’Est. Je suis particulièrement confiant pour Laurine qui est sur la bonne voie. Elle a bien progressé et je pense que, à programme égal, elle sera mieux notée à Helsinki qu’à Ostrava.

 

S.I.G. : En ce qui concerne Maé-Bérénice Meité,  elle est loin d’être d’une patineuse perdue, les entraînements ici étaient excellents...

 

Didier Gailhaguet : Non,  en effet, il s’agit plutôt de problèmes personnels. Il faut qu’elle sache qui elle veut être. Ce n’est pas toujours simple pour une jeune femme. Elle se cherche, mais c’est une femme sensible, intelligente, qui ne correspond pas aux critères des canons de la beauté manufacturée du patinage. Elle le vit mal et moi je lui dis : patine comme Grace Jones, propose-nous autre chose que le Lac des Cygnes. Maé pourrait avoir sa place dans une équipe  de Handball,  ce qui ne correspond pas au physique du vivier russe avec des Medvedeva ou ses petites collègues. Les juges départagent sur ces critères, au lieu de juger Maé sur sa personnalité et son patinage. Actuellement,  elle n’utilise pas ses capacités physiques au maximum, alors qu'elles sont exceptionnelles. Elle a une détente verticale de 23 cm !  Son style,  c’est d’attaquer sur ses sauts,  puis d'intègrer des mouvements de bras etc.,  et elle perd du même coup son identité personnelle. Il faut qu’elle soit différente pour s'imposer, comme savent l'être Vanessa et Morgan. Ils ont réussit à trouver et asseoir leur propre style, comme d’autres stars du patinage avant eux. Le patinage Français est la chance du patinage européen et mondial,  parce que nous ne sommes pas comme tout le monde. C’est pour ça que j’en veux un peu à Maé,  qui n'en profite pas et ne fait pas de sa différence un atout.

 

S.I.G. : Et Kevin Aymoz ?

 

Didier Gailhaguet : Kevin ne se plaisait pas à Annecy, mais il reconnaît l’excellent travail qui y a été réalisé. Il est correct,  c’est bien. Il voulait s’entraîner à Grenoble avec un professeur en congé maladie. A cinq  semaines des championnats d'Europe, il a fallu trouver une solution. J’ai demandé à Katia Krier de se rendre à Grenoble, elle a été formidable. La solution a été trouvée pour six semaines,  nous travaillons à quelque chose de plus stable, de plus satisfaisant. J’ai confiance en lui,  c’est une pépite. Nous allons élever ce gamin comme une fleur de serre. Nous lui avons laissé faire beaucoup de choses et les entraîneurs ne veulent pas perdre leur pépite. On passe donc d’un compromis à un autre et on n'est plus dans le haut niveau. Le haut niveau,  c’est six à sept heures de travail par jour. Nous avons tout à lui apprendre, Kevin est un diamant à polir.

 

S.I.G. : Ces championnats d’Europe,  ce n’est pas un peu tôt pour lui ?

 

Didier Gailhaguet : Non, non, il est là pour acquérir de l'expérience. Et  il est Champion de France qu’on le veuille ou non. Il lui faut ouvrir les yeux sur le monde, quand on  vit à Grenoble ou Annecy, les choses sont différentes. Il a fait les Championnats du Monde Juniors l'an dernier, la logique voudrait qu’il les fasse de nouveau cette année. Nous allons voir comment il s'en sort ici. On m’a rapporté une anecdote. Pendant les entraînements,  Katia Krier lui a fait une remontrance : "si tu continues de travailler comme tu le fais maintenant, ne pense même plus à moi comme entraîneur. Dès demain tu peux m'oublier, je ne serai même pas en bord de piste pendant ta prestation !". Et Kevin de répliquer : "Bien ! Tu ne sais pas ce que tu vas manquer ! " Alors ça,  j’adore,  un comportement comme ça,  c’est super. C’est une bonne réaction, c’est un cheval sauvage à "driver". J'avoue que j'ai massacré Chafik [Besseghier] pendant deux mois parce qu’il ne travaillait pas. Je lui ai demandé de faire cinq  quadruples en deux jours. Je lui ai dit : "si tu ne les fais pas,  je te massacre la tête !". Je lui ai interdit la glace, je l'ai sorti de son appartement, la totale... De temps en temps il faut savoir parler aux gamins. Je les appelle "les gamins", même si à son âge,  on n'en est plus un. Quoi que parfois, niveau âge mental… ! (rires) Je lui ai mis la pression et maintenant je l’encourage. Il a fait ce que je lui ai demandé aux Championnats de France.  Je  ne sais pas si vous l’avez vu aux entraînements, il est fort. Il a de vraies qualités physiques, athlétiques. Ce qu’il a dans les jambes,  c’est solide, tonique. Sa technique s’est améliorée, il tient la route sur ses programmes grâce à une bonne condition physique. Les pirouettes sont bien meilleures, il a vraiment travaillé, on va dans le bon sens, mais je ne lui ferai pas de cadeau parce que je l’aime beaucoup.

 

S.I.G. : Où travaille Chafik actuellement ?

 

Didier Gailhaguet : Il est au pôle de Bercy. L’autorité, c’est la compétence, et Chafik, comme les autres athlètes, a besoin d’être conscient de ça pour progresser avec un entraîneur. Il faut des entraîneurs qui ont "une main de fer dans un gant de velours".  L’autorité idiote,  ou au contraire le laxisme,  pour ne pas perdre un athlète,  ne servent à rien. Pour les coaches,  j’ai deux phrases : il n’y a pas de mauvais élèves,  il n’y a que de mauvais entraîneurs. Un athlète est libre,  mais ça ne veut pas dire qu'il sait ce qu’il faut faire pour réussir. Il est parfois difficile d’être le méchant,  mais ça fait partie du jeu et j’en ai pris l’habitude. Aux derniers Jeux Olympiques,  nous sommes revenus avec une belle 4ème place, ce n’est pas rien,  et pourtant nous avons surtout été critiqués.  Notre rôle,  c’est aussi de régler les problèmes que peuvent rencontrer nos patineurs dans un pays où ce n’est pas l’état qui décide. Le problème ne se pose pas en Russie par exemple. Là-bas,  tu obéis et c'est tout, c'est comme ça, pas autrement. J’ai eu de nombreux entretiens avec chaque athlète, j'ai proposé des bases pour leurs entraînements. Plus ils sont performants,  plus ils gagnent, plus ils gagnent, plus ils sont aidés et récompensés par des primes. Je vais vous donner un chiffre : nous dépensons 71,7% de notre budget pour nos athlètes toutes disciplines confondues. Selon mon analyse,  les autres fédérations n'en dépensent que 45 ou 55%. La Fédération russe, avec trois disciplines seulement, artistique, danse et patinage synchronisé, c'est 18 millions et demi de budget.  Le nôtre, avec  dix disciplines, est de 5 millions et demi.. Quand on fait de tels résultats avec nos moyens, nos qualités, nos défauts, nos talents, le rapport "qualité/prix" n’est pas si mal !  Mais il est difficile de lutter. Les journalistes disent que les Russes trustent tout. Oui, mais comparons ce qui est comparable. Dans le  judo, 76 médailles sont distribuées au J.O. Dans notre sport ? Seulement 12. Si la fédération en obtient une, le ratio est de  6 sur 70. Il faut le dire !  Nos athlètes étaient tous dans les dix premiers à Sochi, sauf un. Le patinage français est loin d'être en déroute !

 

Propos recueillis par : Emmanuel Leroy

© 28/01/2017

 

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